XII
Jamais rien, comme l’inaction forcée, n’avait mis Morane hors de lui. Toujours étendu, ligoté, aux côtés du professeur Frost, il se vouait à tous les diables pour s’être ainsi laissé entraîner dans une impasse. Il avait quitté Seattle pour vivre une expérience exaltante, à la poursuite du grand Serpent de Mer et, s’il avait rencontré l’animal en question, il avait sombré aussi dans une aventure périlleuse, pour finir par échouer dans ce temple barbare, sous le squelette d’un « dragon » auquel de fanatiques adorateurs ne tarderaient sans doute pas à le sacrifier, lui et son compagnon. À l’idée de cette mort obscure et inutile, Bob sentait une sourde colère l’étreindre mais, dans l’état où il se trouvait, il se savait aussi impuissant qu’une souche d’arbre devant la hache de l’équarrisseur.
Le professeur Frost dut deviner ses sentiments, car il dit :
— Ne maudissez pas trop nos geôliers, Bob. Ce sont de pauvres gens, à l’esprit simple et dominés par la peur. Le dieu Dragon les terrorise et ils pensent que, seul, le sang humain est capable de calmer sa colère.
Morane savait cela, et si sa vie et celle de son compagnon n’avaient été directement en jeu, il aurait été enclin à excuser les Mongols. Pourtant, ces considérations ne changeaient rien à l’absurdité de la mort qui, fort probablement, les attendait tous deux.
— Bien sûr, professeur, nos amis les Mongols sont logiques avec eux-mêmes. N’empêche que nous sommes dans de sales draps. Ah, si seulement nous trouvions le moyen dc nous débarrasser de ces maudits liens !
Une nouvelle fois, il tenta de libérer ses mains, mais celles-ci étaient attachées derrière son dos et les lanières de peau servant de lien se révélaient serrées à l’extrême.
— Pas à dire, remarqua le Français en interrompant ses efforts, ces Mongols sont des maîtres ligoteurs. Houdini lui-même s’avouerait vaincu.
Pendant un moment, il se tut, pour dire ensuite :
— Écoutez, professeur, je ne vois qu’un moyen de sortir d’ici. J’ai de bonnes dents. Vous allez vous retourner sur le ventre et je vais essayer de ronger les lanières enserrant vos poignets. Il ne vous restera plus qu’à délier vos chevilles et à me libérer. Alors, nous tenterons d’atteindre le canot. Nous avons des armes et des munitions dans le coffre et nous pourrons nous défendre et gagner le large.
Mais le paléontologiste ne semblait guère approuver ce plan.
— En admettant que nous réussissions, fit-il, où cela nous mènerait-il ? Sans boussole, sans moteur, presque sans vivres et sans eau, nous avons peu de chances de nous en sortir, et vous le savez bien, Bob. Tout ce que nous risquons, c’est de retomber aux mains de Lemontov et de Li-Chui-Shan. S’il me faut choisir, je préfère encore demeurer prisonnier des Mongols. Sans doute nous destinent-ils à être dévorés par le Mosasaure captif dans la lagune, ce qui pour un paléontologiste serait une bien belle mort, avouez-le.
— Ouais, professeur, mais moi je ne suis pas paléontologiste, ne l’oubliez pas. Faites taire votre égoïsme de savant et tournez-vous sur le ventre, pour que je fasse le désespoir de mon dentiste.
Frost allait obéir à l’injonction de son compagnon quand, brusquement, une troupe de Mongols, commandée par Zoug, fit irruption dans le temple. Saisissant les deux prisonniers, ils les chargèrent sur leurs épaules et gagnèrent le dehors. Traversant rapidement la place, ils atteignirent une hutte un peu plus grande que les autres et dont la portière de cuir, fermant l’entrée, était peinte en rouge.
Zoug écarta la portière et les Mongols, portant toujours leurs fardeaux humains, pénétrèrent à l’intérieur de la hutte. Morane et Frost furent alors déposés sur le sol.
L’intérieur de l’habitation était, toutes proportions gardées, semblable à celui du temple : murs de pierres sèches empilées sans mortier, toit de peau maintenu par une armature de bois courbée au feu. Dans un coin, quelques braises rougeoyaient sur un foyer d’ardoises. En face, sur une couche basse, composée de peaux de phoques et d’ours empilées, un homme était allongé. Il devait être âgé déjà, car un réseau de fines rides striait sa face jaune. Pourtant, ce qui étonnait le plus, c’était sa maigreur. Une maigreur de squelette accusant de façon précise la forme des os sous la peau desséchée des épaules, seule partie du corps émergeant en dehors des fourrures. Sans la saillie du nez, la barbe grise tachant les joues et le feu sombre des prunelles brillant de fièvre au fond des orbites, le visage eût été celui d’un squelette. De temps en temps, une toux brève, sifflante, déchirait la poitrine du malade auquel, d’ailleurs, tous les autres Mongols semblaient témoigner un profond respect.
Les yeux du professeur Frost cherchèrent ceux de Morane.
— Sans doute sommes-nous en présence du chaman de la tribu, dit-il. J’ai pas mal pratiqué la médecine dans ma jeunesse, et je parierais ma dernière chemise que ce pauvre diable est en train de mourir de pneumonie.
Une lueur d’intérêt s’alluma tout à coup dans les prunelles de Bob.
— Ce qu’il nous faudrait, c’est réussir à le guérir. Sans vouloir me livrer à un odieux chantage, ce serait nos vies contre la sienne.
— Il est inutile de nous faire des illusions, répondit d’une voix morne le savant. Le malheureux me semble condamné et, privés de tout moyen comme nous le sommes, nous ne pouvons rien pour lui.
Lentement, faisant appel semblait-il à ses dernières forces, le chaman se redressa sur un coude et, faiblement, jeta un ordre. Aussitôt, les Mongols se baissèrent vers Morane et Frost et les forcèrent à se mettre debout, les soutenant pour que, entravés comme ils l’étaient, ils ne s’écroulent pas.
De ses yeux brillants de fièvre, le chaman considéra longuement ses deux prisonniers. Un regard sans haine, empreint semblait-il d’une grande lassitude. Ensuite, une toux douloureuse déchira à nouveau sa poitrine et il se laissa retomber en arrière en murmurant quelques mots qui, à en juger par les mimiques féroces des Mongols, devaient formuler une sentence de mort.
Bob comprit que, si son compagnon et lui voulaient échapper au trépas, il leur fallait tenter quelque chose. Mais quoi ? Ils étaient ligotés comme des homards sur le point d’être plongés dans l’eau bouillante, et aussi impuissants. Malgré cela, Morane ne put s’empêcher de dire :
— Il nous faut risquer le coup, professeur. Faites comprendre au chaman que nous pouvons le guérir. Le tout est de gagner du temps. Nous verrons bien ensuite.
Mais le professeur Frost eut beau tenter de se faire comprendre par le chef de la tribu, celui-ci ne semblait pas saisir le sens des mots qu’il alignait l’un derrière l’autre, un peu au hasard dc ses souvenirs de la langue mongole. Finalement, Frost baissa la tête.
— Rien à faire, dit-il. Je puis comprendre, par-ci, par-là, quelques mots de leur dialecte, mais quant à me faire entendre par eux…
Quand le savant avait pris la parole, il y avait eu un instant d’hésitation parmi les Mongols. Ils ne tardèrent cependant pas à se reprendre et entraînèrent les prisonniers vers la porte de la hutte. À ce moment, Morane, poussé par le désespoir, cria en pidgin, en se tournant vers le chaman :
— Si vous nous faites périr, vous mourrez aussi car, alors, il n’y aura plus personne pour vous arracher à la maladie.
Le Mongol sursauta sur sa couche, comme si l’on venait de le toucher avec un fer rouge. Il fit un geste qui immobilisa ses sujets, puis demanda en pidgin lui aussi :
— Que veux-tu dire, étranger ?
— Je veux dire que nous avons le pouvoir de te guérir. Si nous mourons, tu mourras toi aussi. Ce sera nos vies contre la tienne.
Les prunelles du chaman brillèrent d’un éclat plus intense, comme si un combat se livrait soudain en lui, entre son fanatisme et son amour de la vie.
— Jadis, dit-il, je vendais des peaux de phoques aux commerçants chinois venus du sud, et ainsi j’ai appris à connaître les étrangers. Plus tard, la présence de Li-Chui-Shan et de ses pirates dans l’archipel a encore accru ma haine à leur égard. Puis, le dieu Dragon est venu dans la lagune, et mon peuple n’a plus connu la paix. Aujourd’hui, si je ne veux pas mourir, il faudra, comme vous venez de le dire, que j’épargne vos vies destinées à être offertes en offrande au dieu Dragon afin d’apaiser sa colère.
Selon toute évidence, le chaman aimait l’existence. Bob en profita pour accentuer encore son avantage.
— Le feu s’est allumé dans ta poitrine et, si nous ne l’éteignons pas, il te consumera tout entier. Ta tribu perdra son grand chef et le malheur s’abattra sur elle. Au contraire, si tu nous laisses la vie, non seulement nous te guérissons, mais mon compagnon et moi nous vous aiderons à vous débarrasser du dieu Dragon.
À ces paroles sacrilèges, le chaman sursauta.
— Le dieu Dragon est ms du vent et de la mer, fit-il. Il est immortel.
Mais Bob Morane secoua la tête.
— Non, le dieu Dragon n’est pas immortel puisque, dans le temple, vous conservez la dépouille d’un de ses semblables, bien mort celui-là.
Ces paroles parurent porter. Le doute se peignit sur la face émaciée du chaman, puis il se laissa retomber en arrière sur sa couche, en disant :
— J’ai besoin de réfléchir. Dans une heure, étranger, tu auras ma réponse.
Une nouvelle quinte de toux lui scia la poitrine. Mais, déjà, les Mongols de Zoug avaient entraîné les deux prisonniers au-dehors.
•
Bob Morane et le professeur Frost se trouvaient à nouveau étendus dans le temple aux murs de pierres sèches, près du squelette du Grand Mosasaure. L’inquiétude les étreignait et ils se sentaient très proches du découragement. Depuis plusieurs jours, ils menaient une existence précaire et pleine de danger. Il y avait eu le drame du Mégophias, puis la fuite en canot, l’aventure sur l’île des pirates, ces heures d’épouvante à travers le labyrinthe des « dents de dragons », et maintenant cette nouvelle menace de mort planant sur leurs têtes.
— Dans quelques minutes peut-être, fit Morane, on viendra nous chercher et nous serons alors mis en demeure de tenir notre promesse. Ceci, bien entendu, dans le cas où le chaman accepterait notre marché : nos existences contre la sienne.
Le professeur Frost hocha la tête avec désespoir.
— Qu’il accepte ou non, cela ne nous avancera guère. De toute façon, nous sommes impuissants à le guérir. Tout ce que vous aurez réussi à faire, Bob, c’est gagner du temps. Quand le chaman se rendra compte que nous n’avons pas tenu notre promesse, il nous fera jeter en pâture au Mosasaure.
Malgré son courage, Bob ne put réprimer une grimace d’appréhension.
— Si seulement nous pouvions trouver un moyen de nous en sortir…
— Pour cela, il nous faudrait parvenir à guérir le chaman. Mais il me semble trop gravement atteint. Seule, une drogue miraculeuse pourrait encore le sauver.
Entre les deux hommes, il y eut un long silence. Bien entendu, il n’y avait aucune pendule dans le temple, mais ils avaient l’impression d’entendre tomber lourdement chaque seconde. Peut-être était-ce tout simplement les battements de leurs cœurs.
Tout à coup, le professeur Frost sursauta dans ses liens. – De la terramycine, fit-il d’une voix sourde, voilà ce qu’il nous faut ! Une injection de cinq centimètres cube de terramycine Pfizer, et notre malade sera tiré d’affaire, et nous en même temps !
Durant quelques secondes, Morane dévisagea son compagnon, le croyant soudain devenu fou. Pourtant, le savant paraissait jouir de tout son bon sens.
— Bien sûr, de la terramycine, fit Bob. Sans doute nous suffira-t-il de faire une petite prière au dieu Dragon pour en obtenir quelques ampoules.
Le paléontologiste se mit à rire.
— Il existe un moyen bien plus simple, Bob. Bien plus simple.
— Que voulez-vous dire, professeur ?
— Comme vous le savez, Bob, j’ai toujours pris mes précautions au cas où le Mégophias ferait naufrage. Ainsi, j’ai ordonné que les réservoirs des canots à moteurs soient toujours pleins, que des conserves et de l’eau soient stockées en permanence à bord, ainsi que des armes, des munitions et une trousse complète de pharmacie. Dans chacune de ces trousses, il y avait des ampoules de terramycine.
— Je comprends, fit Morane. Le canot qui nous a mené ici était équipé comme tous les autres. En principe, il doit donc y avoir de la terramycine à bord… à moins que Lemontov ait fait vider la trousse à pharmacie comme il a fait vider le réservoir.
— Ce serait improbable. Souvenez-vous, le coffre paraissait intact. Les vivres, l’eau, les armes y étaient. La trousse à pharmacie doit s’y trouver elle aussi. Ce qui serait possible c’est que les Mongols, après avoir remorqué le canot jusqu’ici, aient pillé son contenu.
Désespérément, Morane se raccrocha à cet ultime espoir qui venait de leur être offert.
— Souhaitons qu’il n’en soit rien, professeur. Vraiment, cette terramycine est notre dernière chance.
Comme il venait de prononcer ces paroles, Zoug, suivi de cinq ou six Mongols, pénétrait dans le temple. L’homme au chapeau cornu, un couteau à la main, se pencha vers Morane et se mit en devoir dc trancher ses liens. Bob se releva et frictionna ses membres endoloris.
— Ou je me trompe fort, professeur, ou le chaman accepte notre proposition. Le Ciel fasse que nous trouvions la terramycine !
Comme Zoug ne faisait pas mine de libérer le professeur Frost, Bob, du geste, fit le simulacre de lui trancher ses liens, à lui aussi. Mais Zoug rengaina son couteau et, de la tête, eut un signe négatif. En même temps, les Mongols poussaient le Français vers la porte. Pourtant, avant de quitter le temple, Morane eut encore le temps de se retourner, pour dire, à l’adresse de son compagnon :
— Soyez sans crainte, professeur, je ne vous laisserai pas tomber. Ou nous nous en tirerons ensemble, ou je ferai le grand saut avec vous. En attendant, adressez une petite prière au dieu Dragon pour qu’il m’aide à trouver cette terramycine. Rien qu’une petite prière…